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La Presse

Arts et spectacles, vendredi 27 octobre 2000, p. C7

 

 

 

Marie-Jo Thério, le tourbillon intérieur

Jean-Christophe Laurence

DES FEUILLES mortes traînent sur le trottoir. Il y en a davantage dans le hall du Corona. Et encore d'autres plus loin dans la salle. "Toutes ignifugées, exigence de la Ville", m'apprend Patrice Duschesne, directeur artistique de ce superbe spectacle de Marie-Jo Thério.

Un concert qui a le coeur en automne, dirait-on. Il fait froid dehors? Viens donc à la maison prendre un café, semble-t-elle nous dire. Marie-Jo Thério est comme le "cozy fire" de sa chanson. Pendant une heure, elle offre le gîte. Elle offre l'ivresse à défaut de l'alcool. Elle offre une présence humaine. La sienne et celle de ses brillants musiciens: Michel F. Côté à la batterie et aux bruits d'oiseaux, Éric West Millette à la basse et à la slide guitar, Bernard Falaise aux guitares.

Du bien beau monde qui accompagne une bien bonne chanteuse, qui s'accompagne elle-même au piano, à l'accordéon et un peu à la guitare. Le concert de Marie-Jo Thério est comme un feu de foyer. Confort et convivialité. Un feu qui rapproche... et qui brûle aussi, des fois.

On a souvent souligné l'excentricité de cette artiste acadienne retransplantée au Québec. Cette façon si personnelle de faire les choses, sans se soucier des diktats de la mode. Ici, pas de format radio, pas de glamour pour épater la galerie, pas de paillettes et de lightshow à la Star Wars. Tout juste un grand écran en forme de pleine lune et quelques draperies. Les images défilent à la manière d'un rave. Parfois, Marie-Jo s'inscrit en ombres chinoise sur les projections. Elle porte un micro "main-libres" à la Madonna. Libérés, ses longs bras gesticulent, expriment son tourbillon intérieur. Le corps est un instrument pour cette expressive chanteuse de 34 ans qui vibre comme une femme mais trippe comme une enfant.

Théâtrale, puisqu'elle est aussi comédienne, Marie-Jo incarne parfois Freddie, son double spectaculaire. On suit le personnage dans ses virées parisiennes (An April Fool in Paris) ou amsterdamoises (Where's the Indonesian woman). Saga en quelques actes, qui nous fera passer du chaos total à la tendresse la plus absolue. Puis Marie-Jo redevient elle-même. Défilent d'autres titres de son essentiel deuxième album, La Maline: Au Café Robinson, Le beau Raphaël ou Oiseau de paradis, sur une musique de Zachary Richard. D'ailleurs, il y a un peu du Cajun dans son accent de Moncton, dans cet usage du chiac, ce créole acadien franglais où "shinent" les étoiles et "smokent" les cigarettes.

Passionnée, inspirée, mélancolique. Marie-Jo Thério habite ses chansons ou est habitée par elles, c'est selon. Jam à Beaumont, qu'elle livre au rappel, seule au piano, est un instant d'émotion pure. Dont elle s'extirpe visiblement émue. Le public a beau l'applaudir, on la sent ailleurs. Elle est encore à Beaumont dans ce jam qu'elle a vécu jusqu'au coeur.

Quant à l'entracte, ce n'en sera pas vraiment un. Marie-Jo et ses musiciens restent sur scène et lancent un jam informel. N'est-ce pas la meilleure façon de nous garder dans l'ambiance de ce spectacle qui n'en manque pas? On en profite pour se délier les jambes, jaser au voisin ou lever le coude. Mine de rien, on tend aussi l'oreille. Issus de la musique actuelle, Côté, Millette et Falaise étonnent par leur discrète efficacité. On aurait pu s'attendre, vu leurs antécédents, à ce que l'expérimental dévore les chansons. Ils épousent plutôt cet univers personnel, y ajoutent subtilité et texture sonore.

Concept à aires ouvertes, ce spectacle vit librement. Respire de tous les bords et tous les côtés. On l'imagine muer au fil des représentations, bouger au gré des humeurs de tous et chacun. Nous revenir dans un an, complètement transformé. Une certitude: voici bien un incontournable de la rentrée québécoise. Un ami vous dira peut-être que Marie-Jo Thério est trop flyée. Ne l'écoutez pas. Elle est effectivement loin, très loin d'Isabelle Boulay. Mais son émotion, sa présence et sa musicalité transcendent largement cette originalité - qui après tout, devrait être le propre de tout créateur. L'Amérique francophone compte beaucoup de grandes chanteuses, mais peu de vraies artistes. Elle en est une. Chérissons-la. De retour au Corona ce soir et demain.

 

 

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